Qui se moque de Jésus en croix ?
Dans le film La résurrection du Christ de Kevin Reynolds, on voit la foule qui se moque de Jésus en croix. De qui s’agit-il ?
Le Golgotha, butte des exécutions, est sous les remparts: autrement dit à courte distance du chemin de ronde, d’où les habitants de Jérusalem ont l’habitude de venir regarder les condamnés expirants. Aucun sadisme dans cette sorte de curiosité populaire : il suffit de penser aux coutumes médiévales (prolongées à l’âge classique) pour mesurer la familiarité des populations anciennes avec la mort pénale. L’idée d’un tel spectacle nous paraît intolérable. Mais confondre notre sensibilité et celle d’autrefois serait un anachronisme.
Souvenons—nous aussi du fait que les populations juives pratiquent la lapidation légale; loi cruelle, coutumes sanglantes, mais ni plus ni moins que le reste des lois et coutumes dans l’Antiquité. Donc le récit évangélique ne manifeste aucune malveillance spéciale envers des gens de Jérusalem quand il les montre observant froidement l’agonie de Jésus en croix. Leur curiosité est banale ; elle ne tire pas à conséquence dans leur esprit.
Les Évangiles parlent de railleries lancées par « les passants ». Plus précis, l’évangéliste Saint Marc signale que des grands prêtres sont là aussi, avec d’autres représentants du Sanhédrin.
S’ils sont venus, c’est pour montrer qu’ils sont d’accord avec l’exécution de Iechoua ha-Nôtsri (Jésus), même si cette exécution est faite par des Romains et (officiellement) pour des motifs romains.
Dans l’esprit de Yosef Qayafa et de Hanân ben Chèt (les grands prêtres), montrer cet accord aux foules de Jérusalem fait partie du plan d’ensemble. Il serait illogique et dangereux de ne pas mener ce plan jusqu’à son terme, qui est non seulement d’éliminer Jésus, mais d’éradiquer l’admiration qu’il avait suscitée ; et, dans l’immédiat, d’étouffer toute réaction en sauveur.
Souvenons-nous de la réunion du Sanhédrin : le but de toute cette affaire était de faire en sorte que les Romains n’aient pas à déclencher une répression; pour que l’exécution de Jésus produise cet effet « calmant », et non une poussée de fièvre, il faut que les chefs juifs se montrent et parlent. Certes, ils ne sont pas aimés : mais ils sont légaux. Et dans cette affaire, pour une fois, on voit des Pharisiens — aimés, eux, par une fraction du peuple – en train d’épauler les pontifes sadducéens. Des scribes, en effet, assistent à la crucifixion aux côtés des grands prêtres (Evangile selon Saint Marc chapitre 15, verset 31) : et si les experts de la Loi, patriotes juifs insoupçonnables, approuvent la décision de leurs ennemis les pontifes collaborationnistes, c’est que supprimer Jésus sert vraiment l’intérêt général.
Saint Luc nous montre « les chefs » (Luc 23, 35) lançant des lazzi au crucifié. Matthieu et Marc précisent : ce sont « les grands prêtres » qui argumentent les railleries. Ils ne doivent pas être nombreux, puisque beaucoup ont dû remonter au Temple ; mais ils sont là, accomplissant scrupuleusement leur manœuvre auprès de l’opinion publique.
Se tiennent-ils sur le Golgotha lui-même, au risque de se souiller ? On les voit plutôt sur le rempart, entourés de « passants » qui sont peut-être des hommes à eux. En tout cas les prêtres se gaussent « entre eux et avec les scribes », indique Marc (15, 31) : « Il en a sauvé d’autres, il ne peut se sauver lui-même ! » Nous le savons: cette raillerie est un commentaire de l’écriteau. Et un calembour sur le nom et le surnom de Jésus.
Quant aux passants, Marc les montre se moquant eux aussi de Jésus (15, 29-30). Luc, au contraire, montre un peuple qui reste passif; seuls les grands prêtres et les scribes raillent le supplicié.
« D’un côté le peuple, de l’autre les chefs » (verset 35) : la différence d’attitude entre les deux groupes, indication propre à Luc, « est remarquable, et complète les autres indices du même genre au cours de la Passion (23, 27-48). Ici le peuple se contente de « regarder », comme “étourdi et effaré” (V. Taylor) par ce qui vient de se passer et auquel il a contribué pour sa part… Ce regard, encore neutre, marque un net progrès si on le compare à l’attitude de la “foule » ou du “peuple” durant le procès qui vient de se dérouler. Mais il constitue aussi un stade intermédiaire, car il prépare le lecteur à une scène où le même « regard » (du peuple) déclenche cette fois un mouvement de repentir (23, 48) » (S. Légasse).
Mais il y a une autre explication. « Le peuple » n’est certainement pas homogène : certains groupes sont hostiles à Jésus, tandis que d’autres restent neutres ou désemparés.
Les deux autres crucifiés entrent aussi dans la ronde de paroles qui environne Jésus. Luc raconte la scène : l’un des deux jette quelques mots convulsifs qui ne font que répéter ce que des gens aux alentours viennent de crier: « Tu es le Messie ? Sauve-toi toi-même et nous avec. » Sa brièveté rend cette parole plausible.
L’autre crucifié réagit différemment. Il dit : « Yechoua, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume. » Plausible aussi: Jésus a été traité de « roi » à plusieurs reprises, par le public et par les soldats ; l’écriteau fixé à la croix mentionne ce titre. Le crucifié n’invente rien (Luc 24, 39-43).
On hésite davantage devant le verset 41, où le second crucifié rabroue le premier, en termes un peu trop raisonneurs : « Tu ne frémis pas d’Elohim, toi qui subis le même châtiment ? Pour nous, c’est en règle : nous écopons de ce que nos actes nous ont valu. Mais celui-ci n’a rien fait de mal. »
Cette déclaration paraît littéraire. Mais son esprit ne l’est pas. Elle reste plausible : un « bandit » crucifié peut avoir exprimé l’idée en termes plus simples.
En ce qui concerne l’angle de notre recherche — qui a tué Jésus et, surtout, pourquoi ? —, il faut souligner que l’épisode des deux « larrons », réagissant de manière contradictoire à la personne de Jésus, est significatif du message central des Evangiles. Jésus n’a pas été tué par « les juifs » : il est juif lui-même, les deux autres condamnés sont juifs, et une grande partie de la foule juive qui assiste à la scène se montre maintenant neutre, avant de manifester une émotion, voire un repentir selon Luc (23, 47).
Jésus s’attire des réactions favorables dans toutes les couches de la société juive : chez un «larron » (en fait, un émeutier condamné), aussi bien que précédemment chez des pèlerins du Temple, chez des Pharisiens, chez des riches ou des amis d’Antipas. Dans la suite du récit de Luc, Marc et Matthieu, une émotion se fera jour même chez l’officier romain du peloton.
Tout cela converge dans un message unique : Jésus est plus ou moins victime de tous, mais il est venu pour les sauver tous. Les Évangiles ne disent pas autre chose.
D’après le livre de Victor Loupan et Alain Noël, Enquête sur la mort de Jésus, Presses de la renaissance 20014.