La conversion de Saül, romain
Dans le film La Résurrection du Christ de Kevin Reynolds, on assiste à la discrète conversion d’un centurion devant Jésus en croix. Le tribun Clavius (Joseph Finnes), lui, commence son enquête… Un autre soldat romain, chargé de persécuter les chrétiens, s’est réellement converti au christianisme, sur le chemin de Damas : il s’agit de Saül, qui deviendra Saint Paul. Un tableau du Caravage illustre cet épisode historique et biblique.
Par Sophie Mouquin, docteur en histoire de l’art, maître de conférence de l’université de Lille III, pour Il est vivant! (décembre 2005).
L’oeuvre du Caravage
Michelangelo Merisi dit Le Caravage (1571-1610) fut sans conteste l’un des artistes les plus remarquables de l’art italien. À l’aube du XVII‘ siècle, sa production, résolument nouvelle, en quête de vérité et de naturel, révolutionne l’art pictural. Il prend avec les codes iconographiques une liberté incroyable, mêlant savamment profane et sacré dans un dialogue que beaucoup jugeront alors choquant ou même vulgaire. Il développe une peinture sans préjugés, où l’essentiel n’est pas le brio de la gamme chromatique ou la pureté du dessin, mais la réalité des corps et des objets révélée par le contraste de la lumière et de l’ombre qui noie une partie des figures pour mieux mettre en lumière et en relief un détail saisissant.
Ses compositions resserrées, photographiques, donnent à son œuvre une présence inégalée. Chez Caravage, la piété prend une expression inédite. Elle est avant tout réaliste. Elle est profondément humaine. Caravage donne à l’Incarnation un visage nouveau, dans une saisissante compréhension et une appréhension du mystère du Verbe Incarné.
Comme l’écrit l’historien Friedländer, il parvient à unir « le monumental et le spirituel, l’humble et le sublime ».
Une commande du Vatican
Lorsqu’en 1600, Tiberio Cerasi, trésorier du pape Clément VIII, lui confie l’exécution du décor d’une chapelle dans l’église Santa Maria del Popolo, à Rome, Caravage est déjà auréolé du succès retentissant de son ensemble de trois tableaux pour San Luigi dei Francesi (Saint Louis des Français) où La vocation de saint Matthieu devient une des plus puissantes méditations que la peinture ait jamais produite sur le mystère de la vocation sacerdotale.
Après une première version beaucoup plus complexe, refusée par son commanditaire et acquise par le cardinal Sannesio car le Christ qui y était figuré semblait trop réaliste (1), Caravage restreint sa composition à quelques figures et livre une représentation presque littérale (2) du texte des Actes des Apôtres : « Je faisais route et j’approchais de Damas, quand tout à coup, vers midi, une grande lumière venue du ciel m’enveloppa de son éclat. Je tombai sur le sol et j’entendis une voix qui me disait: « Saül, Saül, pourquoi me persécutés-tu ? » Je répondis : « Qui es-tu, Seigneur? » Il me dit alors: « Je suis Jésus le Nazaréen, que tu persécutes » » (Ac 22, 7-8).
L’instant suprême
Contrairement à ses prédécesseurs et à sa première version, Caravage demeure donc fidèle au texte qui parle d’une voix et non d’une apparition. Il choisit de représenter l’instant suprême de l’aveuglement et de la conversion. L’audace de la composition est au service de la soudaineté et de la violence de l’événement : la croupe démesurée du cheval occupe tout l’espace, et le formidable raccourci de la figure de Saül crée l’illusion d’un espace unique où le spectateur devient acteur.
Seul l’usage dramatique de la lumière rend sensible et intelligible la conversion que vit Saül, cloué à terre, la tête comme projetée en dehors de l’espace du tableau, les deux bras ouverts, en signe d’acceptation de la volonté divine.
La brutalité du cadrage et de la lumière, le réalisme sans concession des figures — notamment celle, remarquable, du palefrenier — confèrent à l’événement une intensité inégalée. Caravage entre dans le mystère même de la conversion, dans cet instant où Saül est saisi par la grâce, dans cette intimité avec le Christ qui est le cœur même de la vie chrétienne à laquelle il est appelé. Une intimité à laquelle le palefrenier, cet homme simple, pieds nus, est étranger. Car « Ceux qui étaient avec moi virent bien la lumière, mais ils n‘entendirent pas la voix de celui qui me parlait » (Actes des apôtres, 22, 9). Il ne lui est pas donné de comprendre. Ce qui se joue est entre le Christ et Saül. Et le véritable personnage du tableau n’est ni ce magnifique cheval à la robe pie cuivrée, ni l’humble palefrenier, ni même le soldat, tombé à terre.
Le véritable acteur de cette audacieuse composition, où les mouvements sont comme suspendus et arrêtés, est la lumière. « Je suis la lumière du monde. » C’est Celui qui, aveuglant Saül, lui rend la vue. Celui qui est la « Lumière véritable qui éclaire tout homme » (Evangile de Jean, Jn 1,9), et qui nous appelle, en contemplant cette œuvre magnifique, à entrer dans une intimité nouvelle avec le Christ et à devenir « enfants de la lumière » (Ephésiens 5, 8).
(1) Aujourd’hui dans la collection Balbi-Odelscalch à Rome.
(2) Il faut cependant noter qu’à cette époque, les voyageurs ne circulaient pas à cheval, mais à pied.
L’iconographie paulinienne
Par fidélité à la description qu’en fit Eusèbe de Césarée, saint Paul est traditionnellement représenté le front dégarni et la barbe longue. Il porte comme attributs un livre, qui représente symboliquement ses propres écrits, et l’épée, instrument de son martyr, mais aussi symbole de la Parole de Dieu (Lettre aux Hébreux, Hb 4, 12). En choisissant de représenter un jeune soldat chevelu mais non barbu, Caravage marque clairement que Saul n’est pas encore Paul car la conversion n’est pas accomplie : elle est en train de se produire.
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